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L' Agenda militant du CAC

Les événements militants de Besançon et de son agglo !

Les conseils lecture/films du saumon

  LIVRES

 

L'argent sans foi ni loi
Les plus riches accumulent aujourd'hui des millions d'euros tandis que des millions d'Européens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Comment se fait-il que l'argent, conçu pour faciliter les échanges de biens, et qui était donc créateur de lien social, soit devenu le symbole universel de la réussite personnelle ? Voire la valeur suprême de l'existence, au-delà de préceptes des religions et du respect des droits fondamentaux garantis par les législations.
Comment en est-on arrivé là ? Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, auteurs à succès et spécialistes des grandes fortunes, montrent que l'argent a été dévoyé de sa fonction initiale pour devenir une arme au service des nantis. La virtualisation de la monnaie, la dérégulation des marchés, les arrangements entre financiers et politiques, l'exil fiscal et le dumping social sont autant de stratégies dans l'impressionnante panoplie des oligarques qui leur permet de conserver et de consolider leurs privilèges exorbitants.
Emaillant leurs analyses d'exemples et de propositions concrètes, les deux sociologues suggèrent de revenir de toute urgence à un encadrement plus strict de l'argent, afin qu'il redevienne ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être: un bien public.
Comment le peuple juif fut inventé
Quand le peuple juif fut-il créé ? Est-ce il y a quatre mille ans, ou bien sous la plume d'historiens juifs du XIXe siècle qui ont reconstitué rétrospectivement un peuple imaginé afin de façonner une nation future ? Dans le sillage de la " contre-histoire " née en Israël dans les années 1990, Shlomo Sand nous entraîne dans une plongée à travers l'histoire " de longue durée " des juifs. Les habitants de la Judée furent-ils exilés après la destruction du Second Temple, en l'an 70 de l'ère chrétienne, ou bien s'agit-il d'un mythe chrétien qui aurait infiltré la tradition juive ? L'auteur montre comment, à partir du XIXe siècle, le temps biblique a commencé à être considéré par les premiers sionistes comme le temps historique, celui de la naissance d'une nation. Ce détour par le passé conduit l'historien à un questionnement beaucoup plus contemporain : à l'heure où certains biologistes israéliens cherchent encore à démontrer que les juifs forment un peuple doté d'un ADN spécifique, que cache aujourd'hui le concept d'" État juif ", et pourquoi cette entité n'a-t-elle pas réussi jusqu'à maintenant à se constituer en une république appartenant à l'ensemble de ses citoyens, quelle que soit leur religion ? En dénonçant cette dérogation profonde au principe sur lequel se fonde toute démocratie moderne, Shlomo Sand délaisse le débat historiographique pour proposer une critique de la politique identitaire de son pays.

 

 

 

La force de l'ordre - Une anthropologie de la police des quartiers

 : 20 octobre 2011
Editeur: Seuil

Fondé sur une enquête conduite quinze mois durant, des prémices des émeutes de l’automne 2005 jusqu’en 2007, auprès de la brigade anti-criminalité d’une banlieue parisienne, cet ouvrage met en lumière l’exception sécuritaire à laquelle sont soumises les « cités ».
Au plus près du travail des policiers comme de l’expérience qu’en ont les populations, il montre que se déroulent au quotidien, près de chez nous, des scènes qui mettent en question le contrat social et la démocratie. À l’opposé des épisodes spectaculaires que relate le journalisme, Didier Fassin raconte l’ennui et l’inactivité des patrouilles, la pression du chiffre et les doutes sur le métier, les formes invisibles de violence et les relations ambiguës avec le monde politique, la banalité du racisme et des discriminations, les interrogations éthiques des agents.
Restituant le climat des interventions, il replace les situations dont il témoigne aussi bien dans la perspective du contexte social et politique contemporain que dans celle des imaginaires tels qu’ils se donnent à lire au cinéma et dans les séries télévisées. Loin d’une posture confortable de dénonciation, cette étude s’efforce d’approfondir un nécessaire débat sur la manière dont on police aujourd’hui les milieux populaires et, singulièrement, les jeunes de familles immigrées.


Georges Corm - Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures, contre-pouvoirs
Le nouveau gouvernement du monde - Idéologies, structures, contre-pouvoirs

Paru le: 28/10/2010
Editeur: La Découverte
Alors que la crise de 2007-2009 a révélé à tous les méfaits de la mondialisation et de la spéculation financière, rien ne change, malgré les dénonciations qui se multiplient de tous bords.
Pour comprendre les racines de cette dangereuse inertie des décideurs économiques et politiques mondiaux, Georges Corm explore dans ce livre les mécanismes permettant la reproduction de cette " civilisation des affaires en déclin ", selon les mots de l'économiste critique américain Robert Heilbroner. II analyse les sources intellectuelles de ce pouvoir mondialisé : le néolibéralisme se nourrit d'un idéalisme simpliste, mysticisme virulent qui rappelle l'esprit doctrinaire du socialisme " scientifique ".
Cette économie-fiction néolibérale a envahi les cours de millions d'étudiants en économie et gestion, futurs cadres du pouvoir mondialisé. Georges Corm propose également une analyse novatrice de la structure et du fonctionnement de ce pouvoir et de sa capacité à bloquer les changements. Mais aussi de ses failles, que devraient exploiter les mouvements antisystémiques ", dont il évalue les alternatives qu'ils proposent au fonctionnement pervers de l'économie globalisée.
II plaide ici pour une " démondialisation " raisonnée des esprits et des systèmes économiques dans un monde ouvert, pour une économie solidaire et humaine par le rétablissement des cohérences spatiales, la fin des dogmatismes et la réhabilitation des valeurs d'éthique et d'équité dans l'enseignement de l'économie.
Georges Corm, économiste et historien, est consultant auprès de divers organismes internationaux et professeur d'université.
II est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés aux problèmes du développement et du monde arabe, dont, à La Découverte : Le Proche-Orient éclaté (1983 ; Gallimard Folio/histoire, 2005, 2007), L'Europe et l'Orient (1989 ; La Découverte/Poche, 2004), Le Nouveau Désordre économique mondial (1993), Orient-Occident, la fracture imaginaire (2002 ; La Découverte/Poche, 2004), Le Liban contemporain (2003 ; La Découverte/Poche, 2005), La Question religieuse au XXIe siècle (2005 ; La Découverte/Poche, 2005), L'Europe et le mythe de l'Occident (2009).

 

 

Christophe Aguiton - Tous dans la rue. Le mouvement social de l'automne 2010
Tous dans la rue - Le mouvement social de l'automne 2010

 

Paru le: 06/01/2011
Editeur: Seuil
A l’automne 2010, le projet de réforme des retraites a suscité l’un des plus impressionnants mouvements sociaux depuis Mai 68.
Si la réforme est finalement passée en force, la vigueur et la popularité de ce mouvement sont venus témoigner de la capacité de résistance de la société française à vingt ans de néolibéralisme Des millions de personnes dans la rue, à plusieurs reprises, deux tiers de l’opinion publique acquise, des blocages et des grèves dans tout le pays… L’automne 2010 a vu croître un des plus impressionnants mouvements sociaux depuis Mai 68.
La raison d’un tel mécontentement populaire ? La dernière en date des réformes néolibérales conduites par le Président N. Sarkozy. Mais peut-être pas seulement… Comment analyser ce mouvement ? Quelles traces laissera-t-il dans la société et la politique française ? Ouvre-t-il – après les grandes grèves de décembre 1995 et la mobilisation contre le CPE en 2006 – une nouvelle séquence politique et sociale ? Ce livre collectif s’efforce de répondre à ces questions.
A travers des textes ou des entretiens, une dizaine de chercheurs en sciences sociales tentent de resituer ce mouvement dans une perspective longue, celles des luttes sociales et des mouvements de contestation du néolibéralisme, de la dégradation continue des conditions de travail et du désarroi croissant de la jeunesse. Ils montrent que les politiques néolibérales conduites en France et en Europe depuis plus de vingt ans ont peut-être atteint leur seuil de tolérance.
Ils montrent qu’il s’est enfin passé quelque chose.
Roger Martelli - L'empreinte communiste. Pcf et société française, 1920 - 2010
L'empreinte communiste - Pcf et société française, 1920 - 2010

Paru le: 09/11/2010
Le communisme depuis 1920, a accueilli quelque quatre millions " d'encartés ".
Pendant trente ans, il a regroupé entre 20 % et 28 % des suffrages législatifs. Près d'un Français sur cinq a été administré par une équipe municipale communiste. Une telle ampleur finit par façonner les cultures politiques. Aujourd'hui, l'espace du PCF s'est réduit ; cela n'implique pas la disparition des pratiques, des valeurs et des symboles qui ont été à la base de son implantation. Nul ne sait ce qu'il adviendra du "Parti communiste français ", s'il renaîtra en l'état ou s'il réapparaîtra sous une tout autre forme.
Dans les deux cas, l'empreinte communiste ne se décline pas au passé. Cette empreinte est un héritage, lui-même enchâssé dans la vaste tradition populaire et révolutionnaire issue de 1789. D'une manière ou d'une autre, la trace d'hier s'insérera dans les constructions à venir. Tout dépendra, comme autrefois, des choix que feront les acteurs de l'histoire, qu'ils se réclament ou non du communisme. Qu'est-ce donc qui a fait et défait l'influence du Parti communiste sur la société française ? L'insertion ou le déclin étaient-ils fatals ? Quels effets de l'un et de l'autre sur la vie politique et, au-delà, sur l'espace matériel et mental des catégories populaires ? C'est ce que Roger Martelli a voulu scruter dans cette vaste synthèse historique.
 
CINEMA

 

César doit mourir

réalisé par Paolo et Vittorio Taviani

L’unanimité du Tabou de Miguel Gomes parmi les festivaliers de la Berlinale en février dernier n’a pas rendu justice au film des frères Taviani, qui n’a pourtant pas démérité l’Ours d’or. Évoluant sur le fil ô combien fragile de la fiction théâtrale et du documentaire carcéral, César doit mourir convoque les fantômes shakespeariens au cœur d’un quartier de haute sécurité de la centrale de Rebibbia. Longues peines et perpétuités y tiennent le rôle de leur (propre) vie, dans une mise en scène qui joue habilement des contraintes de l’espace carcéral.

L’exercice est plus périlleux qu’il n’y paraît : prenant un moindre risque, il se serait effacé derrière une captation témoignant sans apprêt du spectacle monté par les détenus de cette centrale de banlieue romaine sous l’impulsion d’un metteur en scène fabuleux, Fabio Cavalli. Lorgnant vers la fiction de réhabilitation, il aurait pris des airs de success story et rejoint la cohorte de films-Guinness où des octogénaires montent des groupes de rock et autres chorales humanitaires. Le pari des frères Taviani tient de la performance d’un équilibriste, toujours sur le point de chuter et jamais très loin de toucher les cieux. Découvrant cette troupe de comédiens amateurs constituée de condamnés à perpétuité, ils leur proposent de monter le Jules César de Shakespeare, tragédie antique nourrie des cauchemars et des haines sanglantes du dramaturge britannique, aussi éloignée que singulièrement proche des vies de ces détenus.

Les premiers plans du film sur les derniers moments de la pièce donnent raison aux cinéastes : la mort de Brutus, renonçant à sa vie comme un homme qui sait sa faute impardonnable, y est poignante de vraisemblance. Une fois le rideau tombé, c’est encadrés de surveillants en uniformes que les comédiens quittent la scène pour rejoindre leurs cellules, tandis que le public sort de la salle sous l’oeil des miradors. Le film bascule alors vers un noir et blanc plein de saillies et de clartés, moins subterfuge narratif valant pour un flashback que parti-pris esthétique d’une abstraction de l’espace de la prison. La mise en scène intègre adroitement le décor carcéral, comme le cadre grandiose d’une Rome impériale sclérosée par les conjurations fratricides. Le scénario suit les actes de la pièce dans ce lieu d’enfermement où, au fil de répétitions, les profils s’aiguisent et les langues s’affûtent, trouvant de terribles échos dans les vies chaotiques des comédiens. Les murs de briques bruissent de mille complots, les assassinats se fourbissent à l’ombre de tristes cellules, les cours de bitume résonnent des plaintes endeuillées des partisans vaincus de César, et les grillages et barreaux cachent les regards de témoins. Cette déréalisation de l’espace carcéral parvient du même coup à piéger le regard dans un dédale de coursives et de murs qui démultiplie les potentialités de cet espace panoptique. Par le truchement de la mise en scène théâtrale, toutes les scènes sont jouées à l’intention d’un spectateur invisible, matérialisé par la présence de la caméra ou bien celle d’observateurs inopinés, comme ces surveillants qui attendent le dénouement d’une scène pour sonner la fin de la promenade.

Le montage détourne avec une même habilité les codes du film de prison, quand il élude par exemple ce triste équivalent cinématographique de la photographie judiciaire consistant à présenter face caméra un portrait de chaque détenu assorti du motif et de la durée de sa condamnation, en offrant à chaque protagoniste une scène où se présenter, casting improbable alternant tristesse et colère qui, ailleurs, aurait fini dans les bonus DVD. Alternant répétitions et représentations, régimes documentaire et dramatique, le film évolue avec agilité hors des continuités narratives ou chronologiques. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant, César doit mourir tient plus de la fiction que du documentaire. Il y a bien longtemps que les deux frères italiens, ne reconnaissant pour maître que Rossellini et ayant fait leurs armes aux côtés de Joris Ivens [1], ont pris conscience que leur écriture les portait du côté de la fiction [2] . C’est ici la puissance de création de l’esprit humain, quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve entravé, qui fascine les cinéastes. Voilà plus de quarante ans, Giulio, le prisonnier anarchiste de Saint Michel avait un coq (1971), revendiquait envers et contre tout, son droit à la parole dans l’isolement de sa cellule. Les prisonniers de Rebibbia prolongent son cri. Leur langue est dialectale, comme l’était celle du petit berger sarde de Padre Padrone (1977). Chez ces personnages quasi-mythologiques, la parole est le lieu de l’identité en même temps que de l’apprentissage du monde. Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’elle favorise l’intrication des temporalités : celle, resserrée et intense, de la tragédie croisant le présent perpétuel de la prison et le passé mythique de la Rome antique. On imagine aisément combien les luttes fratricides et les guerres de clans de cette république décadente revue et corrigée par Shakespeare ont pu rencontrer les propres vies de ces comédiens amateurs au parcours atypique, et nourrir cet entrelacement des temps et des registres du réel et du texte. En 1989, les deux frères avaient croisé Howard Hawks, de passage à Rome. Celui-ci leur avait expliqué : « Vous voulez donner au public quelque chose qu’il ne connaît pas, moi je cherche à lui donner ce que je crois qu’il aime. Mais nous avons un maître commun : Shakespeare, qui faisait les deux, et qui, comme vous et moi, savait qu’un drame doit avoir une fin ouverte, et non une conclusion totale. » [3] Il ne croyait pas si bien dire.

Alice Leroy

Killer Joe

réalisé par William Friedkin

Dans la compétition globalement faiblarde de la Mostra de Venise 2011, Killer Joe avait fait l’effet d’un bon vieux coup de pied au derrière. Après Bug en 2007, William Friedkin revient avec verve sur les écrans français.

On sait depuis longtemps que la filmographie de William Friedkin ne ressemble en rien à ses faux airs d’ennuyeux comptable. Il s’agit d’abord de cinéma américain dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire parcouru par une énergie vitale et un élan électrisant qui prend par le col, pas plus tard que le premier plan. À ce titre, on peut prendre cet aspect pour un gage de fidélité à l’essence du classicisme hollywodien : le rythme. Il faut d’ailleurs remarquer combien ce cinéma s’oppose à la politesse ronronnante de la fiction « démocrate » déceptive, notamment incarnée par les films de George Clooney, dont le dernier : Les Marches du pouvoir (2011). À ce titre, William Friedkin – qui ne peut être catalogué comme un passionné de progressisme, L’Enfer du devoir (2000) fut notamment brocardé pour son sous-texte idéologique réactionnaire – n’a que faire des bonnes manières, et Killer Joe répond bien à l’univers de l’auteur de L’Exorciste et La Chasse : détraqué, outrancier, marqué par une violence suscitant le malaise du fait de son imperturbable impolitesse morale.

Killer Joe a pour cadre la borderline Americana ; sous un gros orage, un chien d’attaque solidement attaché aboie, déboulant en trombe, Chris (Emile Hirsch) tambourine à la porte de la caravane familiale. Il finit par se retrouver nez à nez avec le pubis fourni de Sharla (Gina Gershon), sa belle-mère, qui daigne lui ouvrir. On fait très vite connaissance avec le reste de la troupe : Ansel (Thomas Haden Church), le père, et Dottie (Juno Temple), la petite sœur. Branle-bas de combat ; le fiston, dealer de son état, a de gros problèmes d’argent. L’idée lumineuse fait son chemin : supprimer une mère et ex-femme unanimement détestée, avec à la clef les 50 000 $ de sa police d’assurance-vie. L’homme de la situation s’appelle Joe Cooper (Matthew McConaughey), policier et tueur : une merveille de polyvalence. Habillé de noir – stetson, vêtements, gants en cuir –, séduisant et visiblement compétent, on ne tarde toutefois pas à se convaincre que la famille a mis la main sur un psychopathe de premier ordre.

Évidemment, la somme rondelette n’est pas à disposition de la famille, qui met ainsi le doigt dans un terrible engrenage. Deuxième idée lumineuse : Dottie – jeune nymphette toute en blondeur et virginité – fera office de caution pour le tueur à gage. Dans le dossier de presse, William Friedkin précise que Killer Joe rejoue – bien à sa façon – le conte éternel de Cendrillon ; la chaussure à son pied diffère juste quelque peu, tandis que le pacte ainsi scellé dispose d’une dimension assez faustienne. Quoi qu’il en soit, la famille se trouve plongée dans un cyclone sanglant et hypersexué (et ça va loin, bon courage aux amateurs de Kentucky Fried Chicken), au cœur duquel souffle aussi un impayable vent comique. S’il malmène ses personnages, Friedkin témoigne aussi d’une tendresse pour ces figures d’une confondante maladresse, se débattant en « humains trop humains » dans une situation où ils se sont eux-mêmes fourrés.

Si le film de Friedkin s’avère moins "sage" que celui des frères Coen, on pense néanmoins à No Country for Old Men, pas seulement du fait de la présence de cet "ange" de la mort. S’établit notamment un parallèle frappant lié à une perpétuelle perméabilité au danger. Nul refuge : l’exposition des corps à la violence est perçue comme une sorte de fatalité ; cloisons minces du mobile-home ou d’un motel, horizontalité du paysage, finesse des peaux d’où le sang ne demande qu’à jaillir allègrement. William Friedkin fait ainsi des États-Unis une terre condamnée aux ravages de la violence, dans le sillage d’un Samuel Fuller. L’entrée de Joe au sein de cette famille tient également de la visitation, et si l’attelage peut sembler un brin singulier, il est tentant de se tourner vers Théorème – même si, contrairement au film de Pier Paolo Pasolini, l’apparition est ici "justifiée". Comme le personnage interprété par Terence Stamp, Joe constitue un révélateur des apories existentielles, mais il agit avant tout tel l’agent d’un ordre à rétablir – le visiteur de Théorème invalide quant à lui le paradigme bourgeois d’une famille milanaise. Policier et tueur, Joe réunit en une même personne la loi et sa transgression, d’où cette morale bien à lui, c’est-à-dire passant par les voies les plus troubles et retorses.

Arnaud Hée

Oslo, 31 août

réalisé par Joachim Trier

critique du film Oslo, 31 août, réalisé par Joachim Trier
Sélectionné au Festival de Cannes 2011 dans la section « Un Certain Regard », Oslo, 31 août se présente comme le récit d’une journée dans la vie d’un ex-drogué en fin de cure de désintoxication. Une journée charnière, puisqu’elle marque son retour à la vie sociale, sous la forme d’une permission de sortir pour se rendre à un entretien d’embauche. Un récit mené dans un premier temps avec justesse et délicatesse, mais qu’une dernière demi-heure plus sophistiquée vient entacher par ses quelques maladresses.

La trajectoire est classique, les rouages couramment usités : Anders est un jeune homme qui, le temps du film, va tenter de réapprendre à vivre en société. Évidemment, rien n’est simple pour lui, ni les retrouvailles avec son meilleur ami, ni cet entretien d’embauche où on lui demande ce qu’il a fait ces dernières années, ni le poids de la culpabilité qui porte sur le mal fait à sa famille ou à une ex-copine. Malgré ce refrain somme toute assez connu, Joachim Trier réussit à se sortir du piège de la redite en incorporant par petites touches ces différents éléments, avec une légèreté qui s’assimile aux aléas de la vie. Car le film ne réserve pas de traitement particulièrement édifiant à son personnage principal, évitant d’avoir recours à un excès de pathos malvenu ou aux traditionnelles scènes de mea-culpa, mais plutôt en travaillant tranquillement la matière d’un retour en société.

C’est ainsi que la première heure du film joue avec une heureuse surprise de l’étirement des séquences, dans un rythme languissant presque apaisé que l’instabilité refoulée d’Anders vient parfois troubler au moyen d’un jeu d’acteur économe, misant sur un naturalisme jamais figé. À travers la longue description d’un attachement profond entre Anders et son meilleur ami, le film aborde avec lucidité et sans afféteries des thèmes tels que le refus de la pitié, la peur de vieillir ou la difficulté de rétablir le contact, le tout au détour de conversations qui pourraient être celles de deux vieux potes évoquant des souvenirs d’adolescence.

D’habiles séquences de transition où Anders marche dans la rue mettent en évidence à la fois la solitude du personnage et l’étonnement de pouvoir circuler à nouveau de manière libre dans un monde en mouvement, avec une attention particulière portée aux allées et venues de gens vacant à leurs occupations. Il faut signaler à ce titre une belle idée de mise en scène qui vient illustrer parfaitement la savante acuité que Trier porte alors à son récit ; dans un café, notre personnage écoute les conversations des gens autour, et c’est plein écran qu’apparaissent ses propres tentatives d’imaginer ces scènes du quotidien qui lui sont indirectement narrées, dans un élan illustratif qui vient souligner la sécheresse des pensées induites par un mode de vie trop longtemps détaché du monde.

Cette tendance presque désinvolte dans le traitement du personnage est une bouffée d’air par rapport aux récits qui font de l’addiction même leur centre névralgique, dans une interprétation généralement étouffante et empesée de l’état de dépendance. Ici, Trier préfère pointer les « défauts » de sociabilité de son personnage, pour finalement nous renvoyer à la vacuité d’une société où l’on fait par exemple de la situation professionnelle des autres un critère de jugement. L’alternance entre silences prolongés et explosion de musique à mesure qu’Anders s’enfonce dans la nuit traduit l’ambivalence d’un personnage qui n’entend plus les autres (au sens où il ne les comprend pas), mais qui cherche tant bien que mal à prendre le manège en route.

Pourtant, le point de suspension sur lequel se tient Joachim Trier, et qui voudrait que la trajectoire du film ne soit pas ostensiblement « signifiante », est une position presque intenable qui est rattrapée par la nature même du récit, c’est-à-dire la possibilité d’une rédemption. La dernière demi-heure d’Oslo, 31 août vacille entre un suspense sur le retour à l’addiction et un enchaînement de séquences moins fouillées, dans un désir de clore le récit de manière plus didactique. La mise en scène, qui faisait preuve jusque-là d’une belle économie de moyens, se veut dès lors plus insistante (avec, par exemple, un recours à la musique pour souligner l’état émotionnel d’Anders), comme pour lever le voile sur l’impossibilité du personnage à entrer en communion avec le reste du monde. On y perd ainsi la juste distance entre Anders et le sujet du film, cet intervalle qui permettait au spectateur d’investir son propre rapport au monde dans l’épreuve d’une journée pas comme les autres. Mais en gardant bonne mesure, on n’oubliera pas les belles promesses entrevues durant la première heure du film.

Julien Marsa

Le Nom des gens

réalisé par Michel Leclerc

critique du film Le Nom des gens, réalisé par Michel Leclerc
Avec Le Nom des gens, Michel Leclerc et sa compagne et coscénariste Baya Kasmi signent une satire de mœurs efficace et provocante. S’ils ont visiblement mis beaucoup d’eux-mêmes dans leurs personnages principaux, le résultat est loin d’être complaisant ou nombriliste. Cela faisait même bien longtemps qu’une comédie française ne nous avait donné un aperçu aussi juste de l’état de notre pays, sans pour autant renoncer à être drôle et divertissante.

Fille d’une baba-cool et d’un immigré algérien, Bahia Benmahmoud s’est donnée pour mission de convertir les « fachos » à sa vision du monde humaniste et naïve. Pour ce faire, cette jeune femme très extravertie n’hésite pas à payer de sa personne... puisqu’elle couche avec tous les hommes de droite qu’elle croise (sa définition du fascisme étant, pour le moins, extensive). Le jour où elle rencontre Arthur Martin, spécialiste de la grippe aviaire, farouche partisan du principe de précaution et quinquagénaire coincé, elle ne voit d’abord en lui qu’un « facho » de plus. Mais réduire Arthur Martin à un stéréotype n’est pas si évident. Déjà, il n’est pas de droite – enfin, pas vraiment ; il est seulement jospiniste. Ensuite, il entretient des rapports compliqués à ses origines juives, qu’il camoufle derrière son nom de fabricant d’électroménager. Enfin, et surtout, c’est un type bien.

On le voit, l’arrière-fond du Nom des gens est ouvertement politique, et ses orientations marquées réjouiront, à n’en pas douter, la frange la moins sarkozyste de ses spectateurs. Pour autant, la jospinolâtrie d’Arthur est gentiment moquée, et l’activisme très "physique" de Bahia est regardé avec tendresse mais également un certain recul. Son manichéisme (elle sacrifie toute nuance à sa soif d’action) et son exubérance pourraient d’ailleurs la rendre plus agaçante qu’attendrissante… si elle n’était si bien défendue par Sara Forestier (la jeune actrice n’avait pas été aussi convaincante depuis L’Esquive, qui l’a révélée il y a sept ans). En somme, le film n’est pas un tract, et s’il choisit de repeindre la vie en rose, ce n’est pas tant en référence à la couleur emblématique du Parti Socialiste que pour remplir son contrat de comédie romantique.

Aussi insaisissable que son personnage féminin, le film s’emploie à brouiller les cartes en multipliant les changements de registres – sans que le résultat cesse jamais d’être équilibré et harmonieux. L’histoire d’amour, touchante, et la satire de l’époque, pertinente, coexistent sans se gêner l’une l’autre. La farce est aérée par des moments d’une belle gravité. Les sujets les plus délicats sont évoqué à la bonne distance, entre pudeur et frontalité (le secret de Bahia est remarquablement traité). Construits à partir de stéréotypes sociologiques assez chargés, tous les personnages, jusqu’aux plus secondaires, sont rendus complexes grâce à une multitude de détails justes qui, petite touche par petite touche, en font des individus à part entière. En cela, le film est parfaitement fidèle aux intentions de ses auteurs, qui appellent à regarder au-delà des origines et des apparences.

Ce discours pourrait paraître banal – quoiqu’il ait récemment regagné en pertinence. Pour autant, Michel Leclec n’a pas réalisé un pensum englué dans les bons sentiments, mais un divertissement finement écrit et fort bien dialogué. Sa mise en scène, si elle n’est pas extraordinairement inventive, est très rythmée, et bénéficie de quelques jolies idées : la séquence du rhabillage, en particulier, est à la fois originale et érotique. Le Nom des gens traite ainsi de sujets sérieux avec toute l’élégance de la futilité.

Et c’était sans doute le meilleur moyen de tenir cette gageure : réussir une comédie grand public qui, sans verser dans un opportunisme cynique, brasse des motifs aussi complexes (et explosifs) que le communautarisme, la concurrence victimaire, le fantasme de l’identité nationale et son cortège de lois scélérates, l’hystérie prophylactique, etc. Ainsi, Le Nom des gens ne se contente pas d’exploiter l’air du temps : il en joue plutôt, avec une malice assez délicieuse, et le restitue avec une acuité certaine. Bien sûr, le film ne traite pas en profondeur les nombreux thèmes qu’il aborde… mais qu’importe : tandis que les autres films français, centrés le plus souvent sur les affres sentimentalo-affectives de jeunes bourgeois autarciques, paraissent cruellement déconnectés du réel, cette volonté de saisir l’époque à bras-le-corps a quelque chose d’infiniment réjouissant – et même de salutaire.

Sébastien Chapuys

 

L’Exercice de l’État

réalisé par Pierre Schoeller

critique du film L'Exercice de l'Etat, réalisé par Pierre Schoeller
À la question : « comment accède-t-on au pouvoir ? », posée maladroitement cette année (c’est un euphémisme) par le catastrophique La Conquête, on connaissait déjà la grinçante réponse d’Alain Cavalier via le jeu de rôles pervers proposé à Vincent Lindon dans Pater. Pierre Schoeller, réalisateur du remarqué Versailles il y a trois ans, vient compléter cette réflexion avec L’Exercice de l’État, fascinante plongée dans la mécanique politique vue par un ministre des Transports et son entourage.

Rarement, sous la Ve République, une course à l’Élysée aura suscité une telle attente, un suspense si cinématographique autour du nom des candidats des deux partis principaux − la spectaculaire impopularité du candidat sortant n’y étant pas étrangère. 2012, année électorale (at)tendue, est précédée par une année 2011 riche en productions cinématographiques hexagonales qui s’interrogent sur le pouvoir, du chemin qui mène à la fonction suprême à l’exercice même de cette fonction. Présenté dans la sélection Un Certain Regard lors du dernier Festival de Cannes, L’Exercice de l’État a fait certes moins de bruit que l’épuisante Conquête de Xavier Durringer, mais aura durablement marqué celles et ceux qui se sont laissés entraîner dans son circuit impeccablement construit : l’apparente banalité d’un récit familier (un fait divers couvert par un ministre des Transports empreint d’une touchante humanité) se radicalise en thriller politique qui sonde magistralement l’insaisissable complexité d’un homme pris en étau entre ses convictions et ses ambitions.

Quand le film commence, Bertrand Saint-Jean (Olivier Gourmet) est arraché d’un étrange rêve érotique (où une femme nue se jette dans la gueule d’un crocodile) pour se rendre sur la scène d’un terrible accident de bus. En quelques minutes, le décor est planté : l’impeccable organisation de la machine gouvernementale transforme l’horreur de l’événement en imparable outil de com’. Le ministre apparaît d’emblée comme un homme éminemment sympathique : sous la bonhommie des traits d’Olivier Gourmet (excellent choix de casting) affleure l’affabilité d’un puissant que seules les convictions et une redoutable intelligence ont porté au sommet. Autour de lui s’agitent des petits requins que l’on devine prêts à venir dévorer quiconque s’aventurerait sur leurs plates-bandes, du chef de cabinet (Michel Blanc) à la responsable de la communication (Zabou Breitman) en passant par le conseiller aux dents longues (Laurent Stocker). À vrai dire, on en vient vite à craindre le pire pour le chouette ministre : ne serait-il pas la victime potentielle d’une manipulation interne visant à le dégommer du gouvernement ? Cette privatisation des gares que l’on tente de lui faire assumer ne serait-elle pas une manœuvre de ses ennemis ?

Pierre Schoeller aurait pu se contenter de dérouler tout son film de la même façon qu’il l’a (remarquablement) commencé : en mode quasi-documentaire, caméra au poing, au plus près des personnages et de la vérité d’un appareil politique sur lequel il s’est visiblement parfaitement renseigné. L’Exercice de l’État emprunte d’ailleurs beaucoup à un genre essentiellement hollywoodien qui, de la rigueur scénaristique des Hommes du Président d’Alan J. Pakula aux fameux « walk and talk » de la série À la Maison Blanche, a posé les bases d’une représentation cinématographique des arcanes du pouvoir. Schoeller assume parfaitement le souffle romanesque de son intrigue et en respecte scrupuleusement les codes : les trahisons, les rebondissements, les personnages secondaires douteux permettent à son film de garder de bout en bout son allure de thriller haletant.

On se souvient pourtant que l’étonnant Versailles, son précédent film, commençait comme une plongée réaliste dans le quotidien d’une SDF et de son petit garçon pour oser à mi-chemin un ambitieux décrochage, sacrément gonflé, qui emmenait le film sur le terrain du conte de fées. Versailles ne manquait pas de maladresses mais affichait une belle ambition que confirme radicalement L’Exercice de l’État. Sous la rutilante carapace de la chronique politique écrite au cordeau et menée tambour battant se dissimule le portrait d’un homme insaisissable de bout en bout, rongé par ses angoisses et ses faiblesses. Schoeller ménage des pauses dans son récit qui lui permettent d’approfondir l’humanité de son personnage et qui, loin d’être anecdotiques, se révèleront déterminantes dans la suite de l’intrigue (la scène de l’apéro avec son chauffeur et sa femme). Ces moments de flottement, loin de disperser le film, viennent en contrepoint aux coups de tonnerre anxiogènes (les rêves, la musique stridente) qui rappellent, tout au long du film, que la menace gronde. Oui, mais de quelle menace s’agit-il ? Une scène aussi inattendue que magistrale renverse littéralement le récit et redistribue les cartes. Jusqu’au bout, Bertrand Saint-Jean reste une énigme, et le génie de Pierre Schoeller est de ne jamais chercher à donner un avis définitif sur son personnage et son parcours. Il y avait bien longtemps qu’un film n’avait saisi avec une telle acuité et un tel panache formel toute la démesure, la folie et l’étrangeté de l’exercice du pouvoir, cette politique qui, comme le dit le "héros" lui-même, est « une meurtrissure permanente ».

 

Fabien Reyre

Les Neiges du Kilimandjaro

réalisé par Robert Guédiguian

critique du film Les Neiges du Kilimandjaro, réalisé par Robert Guédiguian
Librement inspiré d’un poème de Victor Hugo, Les Neiges du Kilimandjaro marque le retour de Robert Guédiguian à ses racines de conteur populaire de l’Estaque, après une série de films de genres et de qualités divers (L’Armée du crime, Lady Jane, Le Voyage en Arménie, Le Promeneur du Champ-de-Mars). Antidote utopiste à la morosité générale, cette splendide fable humaniste émeut par sa foi inébranlable dans le genre humain et le cinéma. Naïf ? Non, juste merveilleusement optimiste.

Allons droit au but : Les Neiges du Kilimandjaro est un très beau film, l’un des meilleurs de Guédiguian, ce qui rend totalement incompréhensible le relatif silence qui a accompagné sa présentation cannoise, dans la sélection Un Certain Regard. Peut-être le champ occupé par le film semble-t-il trop balisé, trop familier ? Marseille, l’Estaque, les ouvriers syndiqués, le parfum des sardines grillées et du pastis, et les trognes connues des copains de toujours (Ascaride, Meylan, Darroussin) qui côtoient les petits nouveaux (Maryline Canto, Grégoire Leprince-Ringuet, Anaïs Demoustier) : on est en terrain connu. Et pourtant, rien ne semble émousser la passion de cinéma qui anime Guédiguian, pas du genre à se laisser abattre par quelques demi-échecs. Pourvu que le public lui rende grâce : dans un monde parfait, Les Neiges du Kilimandjaro rencontrerait le même succès que Marius et Jeannette en son temps.

Comme dans la plupart des films de Guédiguian, il est ici question de lutte sociale, mais l’approche est inédite : les traits tirés, les personnages incarnés par le trio de Marie-Jo et ses deux amours ont cessé de se battre pour leurs idéaux de jeunesse pour couler une pré-retraite paisible. Mais le soleil est trompeur : comment peut-on détourner le regard quand la société sombre jour après jour un peu plus dans le chaos ? Un chaos insidieux, qu’il est si aisé de ne pas voir... Michel (Darroussin) a beau être au chômage depuis peu, il semble fort bien s’accommoder de son quotidien aux côtés de sa compagne Marie-Claire (Ascaride), de leurs enfants et de leurs amis. Fier des combats politiques et syndicaux qu’il a menés, Michel ne voit pas ses erreurs. Jusqu’au jour où un drame vient agiter sa conscience : que sont devenues les utopies d’autrefois ?

La notion d’engagement (politique, social, affectif) est au cœur de l’œuvre de Guédiguian. Mais après le temps des débats et de la lutte vient celui de l’apaisement et de l’acceptation. Comment faut-il le prendre, lorsque l’on a fait de sa vie entière un combat contre les injustices ? Est-il trop tard pour se remettre en question, est-il légitime de continuer à s’indigner, quand à l’aube de la soixantaine la vie est douce, les amis présents et les enfants heureux ? Et ces derniers, qu’ont-ils retenu de ce qu’on leur a appris ? Guédiguian s’interroge sur les victoires de sa génération et la transmission de ces acquis aux plus jeunes, en dressant l’amer constat d’un échec que ni lui, ni ses collègues de lutte n’avaient réellement anticipé. Le film nous dit que le combat a changé de main, que les méthodes sont différentes et peut-être contestables, mais a l’honnêteté de poser les bonnes questions. Le personnage de Darroussin déplore l’issue violente et désespérée choisie par les héritiers de ses années de militantisme, mais l’angoisse qui le tenaille réside dans une seule interrogation : la révolte a t-elle pour autant moins de valeur ? Avec délicatesse, le cinéaste déploie tout son talent de conteur contestataire dans un scénario en parfait équilibre entre plusieurs genres (comédie, drame, polar) et les tranches de dialogues ouvertement didactiques qui ont toujours été sa marque de fabrique. Le cinéma de Robert Guédiguian n’est pas un rêve désincarné pour soixante-huitards bégayants : il faut, au contraire, une sacrée lucidité pour adapter avec un tel aplomb un poème de Victor Hugo (« Les Pauvres Gens ») et se l’approprier jusqu’à en faire la matrice de toute une filmographie. Les Neiges du Kilimandjaro est une fable, au sens premier du terme : sous le voile de la fiction, le cinéaste exprime la vérité saisie par son œil incisif et doux, avisé mais jamais aigri. D’où une méprise quant à sa conclusion délibérément optimiste et lumineuse, décriée par certains mais qui répond avec panache à l’individualisme et l’arrogance érigés en valeur par nos dirigeants.

L’immense talent de Guédiguian est de ne pas avoir son pareil pour brosser le portrait de personnages terriblement attachants, tiraillés par les doutes et les angoisses, jamais là où on les attend. Son regard bienveillant sur des héros ordinaires bouleverse par son infinie tendresse, toujours à la bonne distance, à la bonne hauteur. L’air de rien, Les Neiges du Kilimandjaro marque une sorte d’apothéose pour ce cinéaste si discret dont on ne s’était pas forcément rendu compte à quel point il nous est indispensable.

 

Fabien Reyre


Incendies

réalisé par Denis Villeneuve


critique du film Incendies, réalisé par Denis Villeneuve
Adapté de la pièce éponyme de Wajdi Mouawad, Incendies est à l’image de l’oeuvre qui l’inspire : constamment sur le fil du rasoir, suscitant tour à tour fascination et exaspération. Un pari risqué, mais qui s’avère payant pour le Québécois Denis Villeneuve. En mêlant tragédie contemporaine et thriller familial, le jeune cinéaste oppose au lyrisme le plus pompier un registre feutré, voire glacial : le mélange est détonnant, inconfortable et parfois irritant, mais le film parvient à susciter une réelle émotion, grâce notamment aux comédiens, tous parfaits.

Le metteur en scène québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad ne pouvait pas rêver meilleure adaptation de sa pièce Incendies (énorme succès critique et populaire dans le monde entier) que celle proposée au cinéma par son compatriote Denis Villeneuve. Ces deux-là ont travaillé main dans la main, cela se ressent au détour de chaque plan : si l’homme de théâtre a laissé le champ libre au cinéaste, qui ne s’est pas gêné pour prendre ses distances avec la pièce, on retrouve le même goût pour une certaine forme de lyrisme porté à ébullition et judicieusement apaisé par un registre plus feutré, d’une remarquable sobriété. Réalisateur soigneux, Villeneuve évite le piège du théâtre filmé et donne à l’univers de Mouawad toute l’ampleur voulue par ses mises en scène : c’est d’ailleurs à la fois la grandeur et la limite du réalisateur et du dramaturge.

Incendies, c’est l’histoire de jumeaux (un frère et une sœur, Simon et Jeanne Marwan) qui, à la mort de leur mère, Nawal, apprennent que leur père, qu’ils n’ont pas connu, est vivant et qu’ils ont un frère dont ils ignoraient l’existence. Par l’intermédiaire de deux lettres laissées par Nawal, avec laquelle ils entretenaient des rapports conflictuels, ils sont chargés de partir à la recherche des disparus. Alors que Simon peine à calmer sa colère et se mure dans le silence, Jeanne quitte le Québec pour le Moyen-Orient, sur les traces du passé de sa mère qu’elle va découvrir au gré de son périple.

De prime abord, Incendies a l’allure d’une chronique familiale qui décolle rapidement pour tutoyer les grandes tragédies et leurs lots de conflits politiques, sociaux et religieux, avec enfants illégitimes, meurtres sanglants, vendetta, viols et autres joyeusetés qui constituent le cahier des charges de nombreux films aux ambitions louables mais aux résultats souvent catastrophiques. Denis Villeneuve n’y va pas par quatre chemins et assume pleinement le caractère allégorique de l’œuvre de Mouawad : de ses références à Corneille et Racine à son twist final que n’aurait pas renié Shakespeare, Incendies nous annonce la couleur en faisant de son héroïne une figure tragique moderne, victime de conflits religieux dans un pays imaginaire du Moyen-Orient (très fortement inspiré du Liban et de son histoire). Le pari est très casse-gueule et Villeneuve se prend souvent les pieds dans le tapis : entre l’envie d’imiter un cinéma hollywoodien de prestige (tendance Syriana) et le désir de se frotter à une narration fortement ancrée dans la tradition littéraire et théâtrale, il y a un espace indéfini que le réalisateur ne parvient que partiellement à investir, sans toujours convaincre.

On pourra ainsi regretter quelques (trop) jolis ralentis rythmés par des chansons de Radiohead et une poignée de plans qui évacuent l’horreur qui se joue au profit de la beauté du cadre : rien d’indécent (on est quand même loin de Shutter Island et ses camps filmés comme dans une pub pour un parfum), mais c’est précisément quand il matérialise à l’écran le cauchemar qui n’était que suggéré au théâtre que Denis Villeneuve échoue. La tragédie a beau évoquer les classiques, elle ne reste pour le spectateur que trop contemporaine, et donc réelle. Le fantôme de Phèdre ne peut rien face au 20h de Claire Chazal et sa compassion débordante de cynisme.

Pourtant, Incendies captive, malgré l’agacement qu’il suscite occasionnellement. D’abord, parce que l’histoire inventée par Wajdi Mouawad est d’une imparable puissance dramatique : avec ses allers-retours temporels entre l’enquête des jumeaux au présent et la quête de la mère dans le passé, le film tient en haleine de bout en bout jusqu’à son dernier acte, vraiment bouleversant. Et surtout parce que l’interprétation ahurissante de Lubna Azabal dans le rôle de Nawal évacue toute réserve sur la partie la plus fragile du film : son jeu, en parfait équilibre entre l’artifice assumé de la scène et l’impossible réalisme du cinéma, est comme la pièce manquante du puzzle qu’est Incendies, le point de jonction entre ses origines théâtrales et sa mutation en objet cinématographique. Le reste du casting n’est pas mal non plus, et l’enquête des deux jumeaux, a priori moins forte, se révèle progressivement au spectateur pour donner au film, dans son dernier tiers, quelques-unes de ses plus belles scènes. Incendies est un paradoxe, et c’est peut-être là sa force.

 

Fabien Reyre